10 août 2010

Marguerite Yourcenar


Claude Dubois chante «J'aurais voulu être un artiste». Dans la tête de tout individu, une de ces ritournelles résonne. J'écoutais ce matin, en accomplissant mes tâches quotidiennes d'homme au foyer à temps plein pour quelques heures encore, quelques-unes des nombreuses émissions que Yourcenar elle-même ou d'autres intellectuels ont enregistrées sur Canal Académie. Cette année l'Académie célèbre le trentième anniversaire de son élection et de sa nomination parmi les habits verts. En effet, Marguerite Yourcenar, grâce à Jean d'Omerson, le grand responsable de son introduction au fauteuil 3, succédant à Roger Caillois, devenait la première femme à y être admise. Ironiquement, l'académicien qui s'est opposé le plus férocement fut Claude Lévy-Strauss; qui l'eut cru? Ne présumons pas de ses raisons...

Nous glissons dans une oeuvre de Yourcenar à l'intérieur d'un univers touffu de culture et d'histoire. Elle ne donne aucun répit à l'impie. Page après page, son style rigide et ses descriptions scrupuleuses tridimensionnent la période dans laquelle elle actionne ses personnages. De son lointain repère de Bangor, Maine, duquel elle confectionne des récits, ses mondes alchimiques, peu importe le siècle, font et défont nos conceptualisations pour les apprêter à ses propres conclusions.
«Prenez garde, monsieur le prieur, dit Sébastien Théus pressant se sa main celle du religieux. Ce misérable a souffert trois heures, mais pendant combien de jours et combien de nuits Votre Révérence revivra-t-elle cette fin? Vous vous tourmentez plus que les bourreaux cet infortuné.
-Ne dites pas cela , fit le prieur en secouant la tête. La douleur de ce concierge et la fureur de ses tortionnaires emplissent le monde et débordent le temps. Rien ne peut faire qu'elles n'aient été un moment de l'éternel regard de Dieu. Chaque peine et chaque mal est infini dans sa substance, mon ami, et ils sont aussi infinis en nombre.
-Ce que Votre Révérence dit de la douleur, elle pourrait aussi le dire de la joie,
-Je sais... J'ai eu mes joies... Chaque joie innocente est un reste de l'Éden... Mais la joie n'a pas besoin de nous, Sébestien. La douleur seule requiert la douleur des créatures, la joie devient aussi impossible qu'au Bon Samaritain une halte dan une auberge avec du vin et des filles pendant qu'à côté de lui son blessé saignait, je ne comprends même plus la sérénité des saints sur la terre ni leur béatitude au ciel...
-Si j'entends quelque chose au langage de la dévotion, le prieur traverse sa nuit obscure.
-Je vous en conjure, mon ami, ne réduisez pas cette détresse à je ne sais quelle pieuse épreuve sur le chemin de la perfection, où d'ailleurs je ne m'imagine pas engagé... Regardons plutôt la nuit obscure des hommes. Hélas! on craint de se tromper quand on se plaint de l'ordre des choses! Et cependant, Monsierur, comment osons-nous envoyer `Dieu des âmes aux fautes desquelles nous ajoutons le désespoir et le blasphème, par suite des tourments que nous faisons subir aux corps? Pourquoi avions-nous laissé l'opiniâtreté, l'impudence et la rancune se glisser dans des disputes de doctrine qui, comme celle du Saint Sacrement peinte par Sanzion dans les appartements du Saint-Pêre, auraient dû ne se passer qu'en plein ciel?...» (Marguerite Yourcenar, L'Oeuvre au noir, page 222 et223)
Jeune adulte bohême, je devins Zénon. Mes accoutrements se marièrent à ma démarche; j'imaginai, avec la complicité de la bande, vivre l'insouciance à l'intérieur d'une liberté tout encadrée et relativement confortable. Regroupés, nous filions notre propre histoire, tout enchevêtrée des textes qui nous captivaient. Nous apprenions à lire. À voir et à sentir les messages. À découvrir les outils qui libéraient les vérités de ces hommes et femmes qui nous livraient leur texte. Avez-vous noté la ponctuation qui rythme ce dernier extrait: que d'hésitation avant de lancer une affirmation! Les paroles cherchent à amadouer la vérité... et à garder en joue sa logique: «J'ai eu mes joies... »: quel est ce souvenir non dit, non avoué pour que la réflexion «morceau d'Éden» suive cet aveu, allégorie qui en la collant à sa vie devient personnification. La conversation révèle une parabole de la souffrance, «le désespoir, le blasphème, des tourments», chapelet de sévices qui n'ouvrent la porte qu'à des condamnations, «opiniâtreté, impudence, rancune». Et finalement, la conclusion, l'un des seuls mots d'encouragement dans ce fatras diabolique, «en plein ciel». Ce moment de renaissance où Zénon grouille dans le bouilli tiédasse de la technologie médiévale qui confronte l'instinct de réflexion des clercs du XVIe.

Yourcenar, l'encyclopédie. Comme d'Omerson le mentionnait dans son entrevue, nous oublions parfois, face à la densité de certains écrits, que la mission première de la littérature était l'éducation. Il faut savoir pour espérer connaître... et comprendre!

La lecture de Yourcenar engage dans un jeu virtuel où elle est la seule héroïne. Dieu merci!

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