22 août 2010

La lecture! Pour quoi? Pour qui?

La lecture évolue chaque jour. Son évolution moderne, depuis Gutenberg, monopolise. Dans quelques années, en espérant que le papier n'ait pas disparu, la page virtuelle s'affichera sans doute comme l'outil de base la plus populaire. Peu importe! L'homme primitif lisait les animaux, leurs traces, leurs comportements, leurs habitudes; il faisait de même avec ses congénères; il laissait ses aventures sur les murs de cavernes. Petit à petit, l'écriture s'est iconisée. Elle est devenue un code spécifique à des peuples; elle a conduit inévitablement à l'apprentissage, mais toujours à partir du besoin fondamental et instinctif de communiquer à l'aide d'un langage structuré de sorte qu'il pouvait autant identifier son locuteur que perpétuer la tradition de la tribu.

Dans la revue Sciences Humaines de août-septembre, un volumineux dossier sur la littérature nous amène à réfléchir sur cette faculté exclusivement humaine qu'est le langage parlé et écrit. Chomsky lance ses galets dans la mare des conventions :
« Le langage est une compétence innée, spécifique aux humains, qui permet le fonctionnement de la pensée [...] Dire que le langage est fait pour communiquer est aussi absurde que dire que l'oeil humain est fait pour regarder la télévision! »

Le langage est exclusivement humain; il est un jeu de l'esprit et, donc selon lui, du cerveau. Que l'on habille cette faculté de la forme, d'une langue, que l'on veut, c'est toujours et encore l'esprit humain qui joue à un niveau de communication artificielle et, dans une certaine mesure inutile. Le but n'est pas de communiquer, mais de célébrer ses facultés neuroniques cérébrales.

La littérature devient alors le fruit de ce don. Pourquoi écrire? Écrire pour les « quoi » qui encerclent notre vie de tous les jours et qui font se lever soit des spectres du passé, soit des fantasmes du futur, ou encore des ravins du présent. Lire va chercher des « qui » qui découplent notre personnalité.
« On peut aller plus loin encore, et affirmer que les émotions ressenties, les rêves formulés pendant la lecture ont un impact non seulement sur l’interprétation que nous faisons d’un roman, mais aussi dans notre propre existence. Le lecteur ne conforme pas nécessairement ses actes à ceux des personnages (aimer Sade, ce n’est pas devenir sadique, pas plus qu’étudier Machiavel ne rend machiavélique). Mais il peut transposer dans sa vie des humeurs, émois et formules empruntés au roman favori. La phrase du dandy Oscar Wilde, à propos d’un personnage de Balzac, est restée célèbre : “La mort de Lucien Rubempré est le plus grand drame de ma vie.” Marco Vargas Llosa, un auteur contemporain, confirme à sa manière : “Une poignée de personnages littéraires ont marqué ma vie de façon plus durable qu’une bonne partie des êtres en chair et en os que j’ai connus.” On sait aussi que le Werther de Goethe (1774) a poussé des adolescents au suicide ou que La Nouvelle Héloïse, de Jean-Jacques Rousseau (1761), a modifié l’équilibre affectif de plusieurs générations.
Que cherche-t-on alors dans cette expérience, qui peut s’avérer déstabilisante? Et que risque-t-on? C’est là que l’on en revient à la plurivocité fondamentale du genre romanesque : tout dépend du roman choisi. L’habileté des best-sellers consiste à nous présenter des personnages qui nous ressemblent. Leurs valeurs sont les nôtres, leurs passions nous parlent, précisément parce qu’elles sont stéréotypées. Ces romans encouragent ainsi le lecteur dans ses croyances et ses attentes. C’est un mécanisme bien connu de la psychologie sociale : parce que l’autre me ressemble, il me sécurise. Me voilà protégé et rassuré par le personnage de roman, que je chéris en retour. À l’inverse, certains romans plus ambitieux nous confrontent à une altérité radicale. C’est le cas, par exemple, de L’Idiot de Fedor Dostoïevski (1868), de Lolita de Vladimir Nabokov (1955) ou encore des Bienveillantes de Jonathan Littell. L’intérêt ne vient plus de ce que nous y reconnaissons de nous-mêmes, mais de ce que nous sommes susceptibles d’y apprendre de notre part d’ombre. Dans un cas, le lecteur cherche une confirmation de soi; dans l’autre, une confrontation à soi. Dans tous les cas, remarque V. Jouve, “l’autre du texte, qu’il s’agisse du narrateur ou d’un personnage, nous renvoie toujours, par réfraction, une image de nous-mêmes”. » (Pourquoi lit-on des romans?, Héloïse Lhétéré)
Je lis, donc... je pense. La création littéraire expose des jeux intimes d'individus assez braves et articulés pour élaborer un univers dans lequel, à leur invitation, nous plongeons pour poursuivre le jeu du miroir. Toute cette activité intellectuelle s'opère à plusieurs niveaux. Je donne des cours d'analyse littéraire à des étudiants du collégial. Mes lectures sont dès lors tordues; je ne peux plus lire « naïvement ». Chacune de mes intrusions dans un nouveau roman devient un périple plus fouillé; mon instinct a perdu la faculté de ne pas voir les outils que l'auteur a disposés pour m'ensorceler. Le jeu se situe à un autre niveau. Comme une de mes gardiennes me racontait dans ma petite jeunesse alors que je regardais un grand livre dans son salon: mon travail de bibliothécaire me force à lire des tas de livres pour en juger le contenu avant de les rendre à leur rayon; j'ai toujours hâte de pouvoir lire lentement ces livres que je mets de côté pour mes loisirs. Quand mes étudiants me posent la question traditionnelle : mais pourquoi chercher à comprendre tous ces mécanismes? Est-ce que cela nous aide vraiment à mieux comprendre? Mes réponses demeurent scolaires : « Oui, vous comprenez mieux et plus complètement le propos du texte, l'intention de l'auteur. Au fond, je devrais leur dire : vous perdez votre naïveté en face du texte; vous êtes gagnant, car votre indépendance devant le message est accrue; vous ne tombez pas un trou noir dans lequel vous risquez de faire fausse route... Vous êtes aussi perdant dans la mesure où vous risquez d'y voir des outils et non pas un geste holistique. L'un vaut l'autre : deux lectures différentes. On peut visiter Rome sur le Mont Palatin, à l'intérieur de Saint-Pierre, sur la Via Antica ou sur l'un des très nombreux bistros improvisés sur les places cachées au bout des ruelles de quartier.

Je vous laisse avec ces mots de Tzvetan Todorov, qui résume tout de si belle façon :
 «La littérature est la première des sciences humaines; pendant de longs siècles, elle était aussi la seule. Son objet, ce sont les comportements humains, les motivations psychiques, les interactions entre les hommes. Et elle reste toujours une source inépuisable de connaissances sur l’homme. Marx et Engels disaient que la meilleure représentation du XIXe siècle se trouvait non chez les premiers sociologues, mais chez Balzac qui révélait la vérité sur le monde qui l’entourait. Aujourd’hui encore, si une jeune personne me demande à quoi ressemblait la vie sous la dictature soviétique, je lui dirais : “Lis Vie et destin de Vassili Grossman!” Or c’est un roman, non un ouvrage de sciences humaines. Stendhal, de son côté, affirmait qu’il n’y a de “vérité un peu détaillée” sur le genre humain que dans les romans. Cette “vérité détaillée” reste par excellence le propre de la littérature. Sauf, bien sûr, quand la littérature est “en péril”, c’est-à-dire quand elle se limite à n’être plus qu’un jeu avec ses conventions, ou à décrire de façon extrêmement restreinte l’expérience personnelle de l’auteur. Dans ces cas-là, la littérature perd son statut privilégié dans la quête de connaissance du monde; sinon, elle reste une source inépuisable et irremplaçable. En anglais existe un terme qui désigne bien ce processus spécifique de connaissance : c’est “insight”, qui évoque la pénétration, la compréhension de l’intérieur de l’objet étudié. C’est ce que tâchent de faire les bons écrivains. Les sciences humaines actuelles restent redevables de la littérature. Les récits sur Œdipe ou sur Antigone ont une telle force qu’ils continuent d’inspirer leur pratique. Bien entendu, les visions du monde portées par la littérature ne forment pas des propositions logiquement construites, susceptibles d’être vérifiées et testées. Il faut donc les interpréter pour pouvoir dire : “Voilà ce que Shakespeare nous apprend du comportement de l’être humain dans telle ou telle circonstance.” La littérature a besoin d’intermédiaires. Cela rend plus difficile l’utilisation des connaissances auxquelles elle accède. Mais nous les saisissons intuitivement, nous savons les sentir. C’est d’ailleurs la grande raison qui nous pousse vers la lecture. S’il n’y avait pas cette perspective d’une meilleure connaissance du monde, pourquoi nous fatiguerions-nous à lire les aventures de gens que nous ne connaissons pas, pire, qui n’existent pas.»” (Propos recueillis par Héloïse Lhérété et Catherine Halpern)








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