26 août 2010

Le mirage des mots

La crèche où va ma dernière fille Emma accueille quotidiennement une petite aveugle. Elle est belle de cette beauté que l'on oublie jamais; la beauté fragile de celle qui ne voit qu'avec ses délicats petits doigts. Hier, j'attendis Emma qui dévorait son déjeuner. À la tête de la table, Élise promenait sur son napperon le bout de ses doigts pour atteindre les bâtonnets de légumes que l'éducatrice avait placés devant elle. Debout à proximité, elle sentit ma présence; elle tendit sa main dans le vide... Tellement bizarre de regarder cette petite main naviguer dans le noir absolu vers une chaleur, un son, un bruissement, pour savoir, toucher, pour résoudre. Elle savait, je crois que c'était moi; elle avait entendu sûrement les autres enfants murmurés: c'est le papa de Emma! Et Emma éclatée d'un léger rire à bouche pleine de carottes. En haut, vers le bas, en arrêt lentement pour attendre une réponse; un appel; un «aide-moi un peu». Je reste figé avec un sourire d'émerveillement. Je la regarde. Elle tourne sa main du dos à la verticale en bougeant ses vers l'intérieur sans les plier: un salut de la reine. Elle veut me que je me penche; elle veut me toucher la figure. Je me penche vers elle; je penche ma tête et sa main atteint ma joue. Si délicatement, je me demande si elle touche: oh! c'est rugueux! Les poils piquants! Puis elle retourne à son déjeuner.


Élise me fascine. Sa lumière vient d'ailleurs. Elle voit sans yeux. Elle voit lentement, progressivement, toujours du noir absolu vers une forme que son cerveau lui fournit. J'aimerais pouvoir lire un texte avec mes mains; lire en braille serait déjà bien; mais plus encore, lire comme on découvrirait un Goya au moment même où il plaque ses ombres découpées de lumière diaphane. Au petit matin, je plongeai dans mon roman de l'heure et, dans le silence de l'aurore, mes yeux qui couraient sur la page devaient revenir et revenir, la connexion se faisait mal. Une image ne parvenait pas à se décrocher; elle m'a obligé à la digérer, puis je pus reprendre ma lecture. Mes yeux voyaient, c'était mon cerveau qui refusait.«Malheureusement, avant la fin du jour, les choses se gâtèrent. Des nègres qui portaient les bagages, l'un fut pris d'atroces coliques pour avoir mangé le sparadrap de la pharmacie. Un autre tomba sur le bord de la route ivre mort d'eau-de-vie camphrée. Le troisième, celui qui portait l'album de voyage, séduit pas les dorures des fermoirs, et persuadé qu'il enlevait les trésors de La Mecque, se sauve dans le Zaccar à toutes jambes... Il fallut aviser... La caravane fit halte, et tint conseil dans l'ombre trouée d'un vieux figuier.

«Mahheureusment, avant la fin du jour, les choses se gâtèrent. Des nègres qui portaient les bagages, l'un fut pris d'atroces coliques pour avoir mangé le sparadrap de la pharmacie, Un autre tomba sur le bord de la route ivre mort d'eau-de-vie camphrée. Le troisième, celui qui portait l'album de voyage, séduit par les dorures des fermoirs, et persuagé qu'il enlevait les trésors de La Mecque, se sauva dans le Zaccar à toutes jambes... Il fallut aviser... La caravane fit halte, et tint conseil dans l'ombre trouée d'un vieux figuier.

- Je serais d'avis, dit le prince, en essayant, mais sans succès, de délayer une tablette de pemmican dans une casserole perfectionnée à triple fond, je serais d'avis que, ce soir, nous renoncions aux porteurs nègres... Il y a précisément un marché arabe tout près d'ici. Le mieux est de nous y arrêter, et de faire emplette de quelques bourriquots...
- Non!... non!... pas de bourriquots!... Interrompit vivement le grand Tartarin, que le souvenir de Noioraud avait fait devenir tout rouge.

Et il ajouta, l'hypocrite:
- Comment voulez-vous que de si petites bêtes puissent porter tout notre attirail?
Le prince sourit.

- C'est ce qui vous trompe, mon illustre ami. Si maigre et si chétif qu'il vous paraisse, le bourriquot algérien a les reins solides... Il le faut bien pour supporter tout ce qu'il supporte... Demandez plutôt aux Arabes. Voici comment ils expliquent notre organisation coloniale... En haut, disent-ils, i y a mouci le gouverneur, avec une grande trique, qui tape sur l'état-major; l'état-major, pour se venger, tape sur le soldat; le soldat tape sur le colon, le colon tape sur l'Arabe, l'Arabe tape sur le nègre, le nègre tape sur le juif, le juif à son tour tape sur le bourriquot; et le pauvre petit bourriquot n'ayant personne sur qui taper, tend l'échine et porte tout. Vous voyez bien qu'il peut porter vos caisses.

- C'est égal, reprit Tartarin de Tarascon, je trouve qui, pour le coup d'oeil de notre caravane, des ânes ne feraient pas très bien... Je voudrais quelque chose de plus oriental... Ainsi, par exemple, si nous pouvions avoir un chameau...
- Tant que vous en voudrez, fit l'Altesse.
Et l'on se mit en route pour la marche arabe.

Le marché se tenait à quelques kilomètres, sur les bords de Chéliff... Il y avait là cinq ou six mille Arabes en guenilles, grouillant au soleil, et trafiquant bruyamment au milieu des jarres d'olives noires, des pots de miel, des sacs d'épices et de cigares en gros tas; de grands feux où rôtissaient de moutons entiers, ruisselants de beurre, des boucheries en plein air, où des nègres tout nus, les pieds dans le sang, les bras rouges, dépeçaient, avec de petits couteaux, de chevreaux à une perche.

Dans un coin, sous une tente rapetassée de mille couleurs, un greffier maure, avec un grand livre et des lunettes. Ici, un groupe, des cris de rage: c'est un jeu de roulette, installé sur une masure à blé, et des Kabiles qui s'éventrent autour... Là-bas des trépignements, une joie, des rires: c'est un marchand juif avec sa mule, qu'on regarde se noyer dans le Chéliff... Puis des scorpions, des chiens, des corbeaux; et des mouches!... des mouches!...

Par exemple, les chameaux manquaient.»

(Alphonse Daudet, Tartarin de Tarascon, pages 98-99)
Vous voyez l'image de ce marché dans lequel le prince et Tartarin se promène. En braille, Élise risque de voir la même chose que moi. Nous interpréterons sans doute des détails de façon différente. Les images crées revêtiront des textures en relation avec nos expériences. Naturellement, les visions diffèrent d'autant plus que notre différence d'âge est très importante. Toutefois, nous aurons édifié, comme un casse-tête, la mise en scène du fier et orgueilleux Tartarin en promenade avec le prince. S'il fallait perdre le loisir de lire, nous tomberions dans l'esclavage de placage. Je place parfois sur ce blogue des fichiers MP3 sur lesquels se trouvent des conférences ou des entrevues. Elles durent 15 minutes, 30 minutes, 1 heure quelques fois; ne nous sentons-nous pas coupables - je l'ai déjà mentionné - de nous arrêter pour écouter? Nous sommes tout à coup hors du contrôle que nous avons sur tout; la vitesse de la parole gère la durée, la vitesse de transmission; nous n'avons même pas l'image en support pour nous signaler un extrait que l'on pourrait facilement sauter. L'an dernier, je soumis mes étudiants à l'écoute d'un tel fichier audio: 7 minutes à peine. Certains n'en pouvaient plus d'attendre. Attendre? N'attendez pas! L'écoute est une activité! Comme le mentionnait un de mes confrères, les jeunes adultes qui fréquentent notre collège, et tous les autres forcément, ont vécu au rythme effréné d'une télévision programmée pour les maintenir à l'attention à coup de chocs cérébraux toutes les 7 ou 8 secondes. Des études scientifiques poussées menées par des chercheurs chevronnés ont dirigé cette attaque à l'aide de chiffres et de brainscans. Leurs films et leurs jeux empruntent exactement la même dynamique. Ils sont survoltés. Oublierait-on que l'humain n'est pas une machine? Que si sa conduite s'apparente à une machine, aussi performante soit-elle, l'humain ne la rattrapera-t-il pas tôt ou tard? Si on parvient à programmer la réflexion, comment définirons-nous le mot responsabilité?


J'espère que Tartarin ne disparaîtra jamais; ni dans le livre ni dans ma tête. Retournez lire l’extrait avant de vous coucher et jouez au prince qui accompagne Tartarin. Mieux allez-y seul fureter vous-même dans ce casbah.

Aucun commentaire: