7 septembre 2010

Parlez-moi du XVe



Un livre énorme intitulé Histoire du monde au XVe siècle, sous la direction de Patrick Boucheron, présente une mappemonde inversée. Preuve concrète se trouvant à la page 14 de ce mastodonte de 893 pages : une carte du monde vu de l'Océanie; le Sud vers le haut. Le débat est lancé.

«...De quel devenir du monde le XVe siècle aura-t-il été l'atelier? On se renierait à ne pas imposer le pluriel : “devenirs” et “ateliers”, car tout l'effort ici consenti revient bien à défataliser le cours d'une histoire qui n'est pas encore l'inévitable prologue à l'occidentalisation du monde. D'autres mondialisations étaient alors possibles... » (page 28)

Le Moyen Âge fut lancé par des peuplades austères, pour ne pas dire primitives: Les Francs, Burgondes, Wisigoths, Angles et autres barbus hirsutes, chauffant leur tartare sur leur cuir, conquirent une civilisation en compétition avec l'Islam et l'Orient. Ils ont coulé dans la pierre et le fer la défaite culturelle et économique et politique romaine comme eux avaient consacré celle de la Grèce. Ils officialisaient, et cette fois de façon, pensaient-ils, durable, la puissance civilisatrice de la manu militari.

« En proposant, toujours dans une perspective mondiale, une vue d'ensemble sur la variété des cultures linguistiques, la diversité des mondes urbains ou l'articulation des univers curiaux, on a tenté de saisir la mise en réseau des différentes parties du monde selon le modèle spatial de l'archipel. Et c'est cette trame réticulée que parcourent les principaux vecteurs de l'emprise occidentale du monde, qu'il nous faut bien, à la toute fin du balayage, identifier — car connaître la suite de l'histoire est à la fois la chance et le malheur de l'historien. Voici donc, entrant en scène, le diplomate, qui défend un nouvel ordre du monde fondé sur l'équilibre des puissances, le missionnaire, qui porte au loin l'idéal d'universalisme de la catholicité romaine, et le marchand européen, qui incarne le dynamisme économique paradoxal d'une société en crise. Mais voici également l'imprimeur, le peintre et le géographe, qui tous imposent une manière de représenter le monde — et de penser l'individu qui y agit — qui sera, on le sait bien aujourd'hui, le plus sûr moyen de la dominer. » (page 29)

L'Europe émancipera le monde. Le croit-elle du moins. En appui indéfectible, les rois vont catapulter leurs chevaliers, leurs aventuriers, leurs pirates et leurs monnaies dans tous les confins de l'univers. La séduction à l'américaine, prenant sa source dans les mouvements courtois des aristocraties nordiques, s'infiltre doucement comme le crotale multicolore qui orne votre cheville. L'Islam a perdu sa guerre de conquête du monde; le Grand Kan menaça de honnir quiconque sortirait de l'Empire avec des idées de conquête; le chemin se traçait de lui-même pour les « Barbares » civilisateurs.

« Ce regard est-il si différent aujourd'hui? En poursuivant le panorama cartographique d'un monde vu d'Europe de Ptolémée à Google Earth, on suggère sans doute la ténacité des préjugés et l'inertie des certitudes. Reste que celles-ci étaient, d'emblée, faillées d'un malaise : la grande découverte des “Grandes Découvertes” pourrait bien être ce sentiment paradoxal, logé au coeur de la conscience occidentale, d'être soi-même les barbares du monde. Un sentiment qui ne porte ni au triomphe ni à la repentance, puisque cette “fragilité intérieure” fut sans doute, explique ici Jan-Frédéric Schaub, l'instrument le plus efficace de la conquête du monde. Un sentiment, enfin, qui ne gênera vraiment que ceux qui cherchent dans l'histoire le moyen de se rassurer, et non ce qu'elle peut pourtant offrir de plus précieux : une certaine hygiène de l'inquiétude. » (page 29)

Le pouvoir nivelle à son niveau. Il se gargarise de justification devant les génocides, qu'ils soient d'idées, de corps ou de cultures. Quand un dénommé Jésus de Nazareth arriva en Galilée, une immense manipulation s'organisa pour consolider un règne qui perdure en connivence avec tout l'Occident : les héritiers des Goths. Nous. Les roitelets du bon savoir, de la gentille miséricorde, de la charitable hypocrisie. Pourtant, comme le mentionne Boucheron, si ce n'était pas nous, c'était eux. Du XVe, la balance versa irrémédiablement vers nos pouvoirs. Les autres devenant automatiquement terroristes à détruire ou dictateurs à démocratiser. La mission nous appartenait; nous élevions les murailles civilisatrices devant les barricades indigènes.

« Partant d'une topologie de la barbarie héritée des Anciens et confirmée tout au long de la période médiévale, on aboutit ainsi à l'ubiquité universelle des barbaries avant la fin du XVIe. Cette transformation fut une authentique révolution accoucheuse des Temps Modernes. La question est politique et culturelle, car ce changement marque la naissance d'un monde d'autorités, de violences, mais aussi d'aspiration à la concorde, qui est encore le nôtre. Il propose un autre récit de la politisation des sociétés d'Ancien Régime. L'impulsion décisive donnée aux processus de domestication des populations à l’époque dite modernes répond à l’anxiété qu’engendre l’ubiquité de la barbarie. Les techniques de la maîtrise de soi et de la discipline collective ont depuis longtemps attiré l'attention et sensiblement gauchi le raisonnement historiographique sur la première modernité européenne. Les promoteurs d'une remise en ordre de la société avaient ainsi pris conscience de la fragilité de la civilité des Européens. Les grands bouleversements intervenus entre le milieu du Ve et le milieu de XVIe ont rendu possibles des jeux de miroirs et le croisement de processus disjoints. Ces mouvements associent en effet les expériences des contrées exotiques jusqu'au coeur des métropoles, en passant par celles de toutes les formations sociales ou culturelles jugées marginales ou résiduelles. Il en est résulté l'élaboration d'un système efficace, si l'on en juge par la diffusion mondiale des paramètres européens. On peut, dès lors, formuler l'hypothèse que la conscience de la fragilité de conquérants, qui acquit une acuité sans précédent au cours de XVIe siècle, fut le meilleur instrument d'une conquête du monde. » (page 828)

Fascinant! Nous avons massacré, puis susurré la substance; nous nous sommes retirés, consolidés pour mieux imaginer notre originalité. Quelques générations et nous devenions, grâce à nos nombreuses stratifications sociales, culturelles et politiques, la référence ultime de l'écrin civilisateur. Dès lors, les tout-puissants médias, de Gutenberg jusqu'au « HTTP » confirmèrent l'empreinte indélébile de notre présence. Tout ce cirque basé sur une crainte viscérale de redevenir barbare.

Islam, bouddhisme, chrétien, juif... etc. Combien le balancier a-t-il de branches?

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