25 septembre 2010

Albert Béguin: le liseur et le lecteur


- Papa, papa, on veut aller à la bibliothèque! Oui, oui, oui...

On revient de notre petit déjeuner. Le soleil perce les nuages. 12°C: pas très chaud pour ce 25 septembre. On fait un détour par la maison; je cueille les cartes de la bibliothèque municipale; quelques minutes plus tard, nous croisons le parc Champlain et pénétrons dans l'atmosphère feutrée de la Gatien-Lapointe au centre-ville.

Les enfants se dirigent immédiatement vers la section pour les jeunes où livres d'images, bandes dessinées et jeux de toutes sortes les attendent. Quelques instants leur suffisent pour se lier avec quelques autres enfants: je les entends rire; je vais être dans la section littérature; O.K.; à tantôt; à tantôt!

Je survole les volumes de théorie, les critiques, les commentaires et histoires des siècles d'écriture. Des noms résonnent; d'autres sourirent; encore d'autres, inconnus, font sourciller. Tiens, Albert Béguin: Création et destinée. Des souvenirs: j'avais fait sa rencontre en 73, lors d'un cours sur la nouvelle critique. À l'époque, il est tout neuf, tout chaud sorti des presses. Je feuillette les premières et reconnais le ton... Mais ces mots lus se soulevaient lourdement de mon inconscient: comment avais-je pu oublier ce passage?

«Je suis d'accord avec Roland Barthes quand il dit que la lecture en elle-même est irremplaçable, mais je suis moins d'accord avec lui quand il dit qu'on approcherait l'essence de la lecture au moyen des techniques scientifiques modernes; je suis persuadé que ces techniques, d'une très grande utilité pour la civilisation, approchent l'homme dans ce qu'il a de collectif, mais laissent toujours échapper (et je ne pense pas que ce soit par une imperfection provisoire) ce que nous avons de plus personnel.
Albert Thibaudet faisait une distinction, qui n'est pas inutile, lorsque, en intitulant un de ses livres Le Liseur de romans, il opposait le lecteur et le liseur: le lecteur, celui qui une fois ou l'autre lit; le liseur, celui qui lit professionnellement. Mais je crois qu'on peut voir les choses un peu autrement [...] Le liseur est un lecteur atteint par la déformation professionnelle. Mais, pour ma part, je pense qu'il y a une autre catégorie de liseur, et que ce beau mot peut s'appliquer également à celui qui est lecteur par vocation. Et voilà à quoi je voulais en venir: je crois que la lecture est d'abord une vocation [...] Le liseur, disais-je, c'est un homme qui a la vocation de lire. Cela ne lui confère à mes yeux aucune espèce de supériorité, il y a des gens qui ont d'autres vocations; il y a des gens qui ne liront jamais et qui ne valent pas moins que ceux qui sont des liseurs presque de naissance. Mais ce qui arrive au liseur, c'est non seulement qu'il est ainsi éveillé par le choc, que tout à coup l'étincelle se produit, c'est aussi que la lecture est pour lui déterminante, qu'elle constitue un événement de sa vie, que tel livre aura orienté son existence et l'aura déplacée de là où elle était pour l'engager sur de nouvelles voies.» (Albert Béguin, Création et destinée, pages 13, 14 et 15)
Vous vous souvenez de ce personnage qui se métamorphose à la rencontre des personnages qu'il croise: Zelig. La lecture entraîne ce phénomène presque irrémédiablement dans une certaine mesure; sinon dans une courte quotidienneté, du moins dans l'inconscient nocturne. Je me remémore aussi les mots d'une cousine de ma mère, bibliothécaire de profession qui me confessait un jour qu'elle avait toujours hâte aux vacances pour pouvoir lire un livre et non pas le glaner pour des fins de classification. Enseigner la littérature ressemble un peu à cela aussi. Toutefois, je décroche de Béguin quand il nie l'impact de la pédagogie dans l'apprivoisement de l'acte de lecture. Nous sortons bien sûr ici du strict acte scolaire; je crois profondément que la lecture peut s'apprendre. L'enfant apprend à décoder les signes pour, peu à peu, devenir un habile lecteur. Béguin ajoute au liseur professionnel le liseur vocationnel; j'y ajouterais le liseur apprenti. Comme le Moyen Âge accueillait des étudiants, les transformait en clercs puis en moines, l'individu peut passer du décodage de la fable d'un récit, au décodage de ses composantes textuelles, au décodage du propos de l'auteur, de l'intention du texte. Voilà, du moins, mon intention quand j'ouvre le catalogue de procédés d'écriture avec mes étudiants.

Je dois remercier mes filles encore une fois de m'avoir entraîné dans cette bibliothèque.
 

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