12 septembre 2010

Les neurones de la lecture


Revoici Stanislas Dehaene avec les neurones. Cette fois, il décrit les impacts du langage écrit sur le cerveau. Voici donc les neurones de la lecture.

L'enfant arrive aux mathématiques avec un bagage non négligeable, mais si parfois négligé. En effet, l'enfant possède déjà un niveau relativement élevé de lecture, donc le cerveau a appris le décodage. Toutefois, ce décodage a amené le cerveau à modeler certaines de ses activités pour « lire » le texte. Nous voyons que l'oeil qui lit envoie des stimulations bien spécifiques à travers le nerf optique pour permettre au cerveau de faire du sens avec les symboles transmis par les yeux et d'entamer une conversation entre les deux sphères du cerveau. Voici le résumé de la communication que Dehaene a donné sur Canal Académie.

«Si l’enfant possède d’emblée une intuition des chiffres, ainsi que Stanislas Dehaene le démontre dansla Bosse des Maths, la lecture n’est pas innée : elle requiert un véritable apprentissage qui nécessite temps et patience. L’homme n’était pas « prédestiné » à la lecture. Son pendant nécessaire, l’écriture, a été créée de toutes pièces par les babyloniens il y a 5400 ans... L’alphabet apparaît il y a 3800 ans. Peu de temps, en comparaison avec l’histoire de l’évolution et l’apparition de l’homo sapiens, il y a quelques centaines de milliers d’années. 
Le cerveau humain possède un certain patrimoine génétique, prédéfini. Si le cerveau est malléable, élastique, il ne l’est que dans une certaine mesure. De nombreux philosophes empiristes considéraient auparavant que le cerveau était une ardoise vierge où s’impriment les données de l’environnement naturel et culturel. Cette théorie prône l’avènement du relativisme culturel et de la plasticité généralisée du cerveau. Le cerveau se serait « modelé » pour recevoir l’écriture et la lecture. 
Pronostic erroné, ainsi que l’imagerie cérébrale a pu le démontrer. Stanislas Dehaene parle plutôt de « recyclage neuronal » : au fil des siècles, le cerveau a adapté ses capacités, converti son sytème visuel, pour reconnaître l’écriture. Le patrimoine génétique a peu évolué au cours de l’histoire, mais nous avons adapté nos capacités inhérentes à nos besoins. 
« Le cerveau n’a pas eu le temps d’évoluer sous la pression des contraintes de l’écriture, c’est donc l’écriture qui a évolué afin de tenir compte des contraintes du cerveau ». 
Comment le cerveau peut-il traiter l’écriture et déchiffrer ses messages pour leur donner un sens ? En fait, rétine et cerveau travaillent de concert pour permettre la lecture. 

Dans un premier temps, le centre de la rétine reçoit l’information visuelle - on parle de la fovéa-. Etonnamment, la fovéa n’occupe que 15° du champ visuel, or c’est la seule zone utile à la lecture ! 
Techniquement, chaque portion d’image est reconnue par un photorécepteur distinct. La fovéa est très étroite, nous ne pouvons reconnaître que 7 à 9 lettres à la fois. Sans même en avoir conscience, nous lisons par saccades. Stanislas Dehaene l’explique, hormis des pathologies oculaires, peu importe la taille des caractères : « le cerveau adapte la distance parcourue par l’oeil à la taille des caractères ». 
Au fond, « la lecture n’est qu’une succession d’aperçus du texte, qui est appréhendé presque mot à mot ». Au final, si l’on peut optimiser quelque peu sa vitesse de lecture, l’homme ne pourra jamais dépasser un certain rythme sans manquer des informations et « perdre des mots ». En moyenne, les bons lecteurs lisent 400 à 500 mots par minute. Notre capteur rétinien permet difficilement de dépasser ce chiffre quasi optimal. 
« Où » la lecture trouve-t-elle son siège dans le cerveau ? L’imagerie cérébrale, plus précisément l’IRM (i.e. imagerie par résonnance magnétique) fonctionnelle démontre l’importance du lobe occipito-temporal gauche dans l’apprentissage de la lecture - pour une idée plus précise, ce lobe se situe vers l’arrière de la tête, derrière l’oreille gauche, voir le document ci-dessous -. « Toutes les personnes étudiées montrent une activation de la même région [cérébrale] au cours de la lecture »...« Nous possédons une région de la forme visuelle des mots, et elle se retrouve toujours au même endroit ». Et même chez les lecteurs de l’hébreu ou de l’arabe, qui se lisent de la droite vers la gauche, la localisation cérébrale de la lecture est identique. 

Les Neurones de la lecture, page 111.
Les Neurones de la lecture, page 111.
Parmi les troubles concernant la lecture, la dyslexie mobilise la recherche. Stanislas Dehaene y consacre tout un chapitre de son ouvrage. Il la définit comme « une difficulté disproportionnée d’apprentissage de la lecture, qui ne peut s’expliquer ni par un retard mental, ni par un déficit sensoriel, ni par un environnement social ou familial favorisé ». En bref, « tous les mauvais lecteurs ne sont pas dyslexiques ». 
Il est même aujourd’hui avéré que la dyslexie proviendrait d’une désorganisation anatomique du lobe temporal et d’une altération de ses connectivités -plus de détails dans l’ouvrage de Stanislas Dehaene-.
Parfois également, les très jeunes enfants qui apprennent à écrire le font « en miroir », c’est à dire indifféremment de la droite vers la gauche comme ils le feraient de la gauche vers la droite. La dyslexie n’est pas en cause ! Il s’agit souvent simplement de la conséquence naturelle de l’organisation des aires visuelles (symétrie naturelle à l’être humain). 


Les Neurones de la lecture, page 306
Les Neurones de la lecture, page 306
Autant d’aspects abordés par Stanislas Dehaene dans cette émission, et développés dans son ouvrage les Neurones de la lecture, paru chez Odile Jacob.» 
L'étude de la littérature ne peut ignorer cette approche neurale. Dès que nous pénétrons dans cette dialectique cerveau/oeil/décodage, nous touchons l'interprétation. Les connexions électriques que notre cerveau opère pour créer du sens pourraient passer à un niveau second. Le mot lu, la phrase comprise en dénotation, nous savons tous que les auteurs, et dans une certaine limite tous les auteurs littéraires ou non, ne peuvent écrire sans atteindre deux niveaux : le premier ne vise que la transmission directe d'un message; le second qui sort de la lettre si on peut dire transmet un code autre qui se trouve plutôt du côté de l'esprit, du subliminal. En ce sens, je reprends un exemple de Dehaene. Il parle de la lecture en miroir que le cerveau fait automatiquement, sans entraînement : lorsque l'oeil voit une tasse de café, que l'anse soit à gauche ou à droite, le cerveau enverra le même message : tasse de café. Dehaene prend cet exemple pour expliquer les premières productions écrites des enfants qui contiennent souvent des lettres inversées ou même des mots inversés. Le cerveau fait là un geste routinier, normal. La lecture et l'écriture brisent ce réflexe; il forcent le cerveau à ne voir qu'un côté des choses puisque les mots ne peuvent être inversés ni à l'écriture, ni à la lecture. Je pousse plus loin. Le réflexe de miroir, si nous le collons sur une lecture mécanique voudra résoudre le message premier; mais on peut sans doute le forcer à voir un second message, un message plus obscure, plus subtil. C'est à ce niveau que l'analyse littéraire devient un geste à apprendre qui n'est pas facile. Il faut désapprendre une lecture pour faire l'apprentissage d'une autre qui, celle-là, est codée dans des connotations, dans un sens second, fruit, non plus d'un assemblage de mots à l'intérieur d'une syntaxe normale, mais cachée dans les détours sémantiques de l'assemblage propre à une section du texte. En quelque sorte, c'est le jeu de l'ironie: un sens littéral et un sens suggéré.

Bonne lecture!

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