15 novembre 2010

La sonate à Kreutzer


Le brouillard finit par se lever. On sent plus qu'on ne voit. On avance dans l'espoir d'atteindre quelqu'un quelque part... Bien trop jeune pour lire une telle histoire. Le hasard débite des bêtises pendant que la raison souffle les tisons. La lecture de la dernière parution du Magazine littéraire rouvre ce tiroir de Tolstoï fermé en même temps que la dernière phrase:


«Et je pensai tout de suite qu’il fallait y aller, qu’il devait en être ainsi toutes les fois qu’un mari, comme moi, tuait sa femme. Puis je me dis en songeant à mon intention de me suicider.


« S’il le faut, j’aurai toujours le temps ». Et je suivis ma belle-sœur, en me disant : « Les effusions, les grimaces vont commencer, mais je ne me laisserai pas affecter. »

– Attends donc, dis-je à ma belle-sœur. Laisse-moi au moins mettre mes pantoufles ; j’ai l’air trop bête en chaussettes.»
Et cet homme pesa sur ma jeunesse tels ces Draculas de pacotille des matinées du samedi: il tuait sa femme.


«– Ne mens pas, misérable ! ne mens pas ! m’écriai-je en la saisissant par la main.


Elle se dégagea. Alors, sans quitter mon poignard, je la saisis à la gorge et la terrassai pour l’étrangler. Ses deux mains se cramponnèrent aux miennes pour dégager sa gorge, râlant.

C’est alors, comme escomptant ce geste, que je lui plongeai mon poignard dans le côté gauche, au-dessous des côtes :

Ceux qui prétendent qu’on ne peut se souvenir de ce qu’on a fait dans un accès de fureur, avancent une stupidité et un mensonge. Je n’ai pas perdu un seul instant la conscience de ce que je faisais. Plus j’attisais ma rage, plus je voyais nettement ce que je faisais : je ne me suis pas oublié une seconde. Je ne dis pas que j’aie prévu ce que j’allais faire, mais à la seconde même où je l’exécutais, j’en ai eu conscience, peut-être même un peu avant ; je savais ce que je faisais, prévoyant la possibilité du repentir et comme pour me dire par la suite que je pouvais m’arrêter à volonté ; je savais que je portais le coup au-dessous des côtes et que le poignard pénétrerait.

Sur l’instant même, je savais que je commettais un acte horrible, tel que je n’en avais jamais commis et gros d’épouvantables conséquences. Mais cette conscience fut rapide comme l’éclair et l’acte suivit immédiatement. Je me rendis compte de cette action avec une clarté extraordinaire. Je revois toute la scène : la résistance du corset, d’un autre objet encore, puis le poignard s’enfonçant dans la chair molle.

Elle avait voulu saisir le poignard dans ses mains, s’était blessée, mais n’avait pu l’arrêter.»
Pozdnychev en fait le récit dans un train. Il a été relaxé par la cour; c'est dire l'importance de la femme. C'est la charia en plus noire; c'est la justice sourde de la société qui punit l'infidèle d'avoir aimé le violoniste. Le rustre entre au bercail.

Tolstoï, comme les auteurs russes en ont l'habitude, pénètre la réalité froidement.
«Aujourd'hui que la révolution des moeurs a entraîné la thèse «encratite» de Tostoï dans la fosse de l'Incompris, ce qu'il reste, ce n'est pas la cémontration en cinq points de sa postface, mais l'extrairdinaire violence foide, le haine jamais assouvie à l'intérieur du couple humain, c'est la superbe mise en abyme des scènes du train, d'est la cage de ce compratiment ferroviaire où des hommes sont enfernés comme des fauves - et le train, c'est la medernité haïe de Tolstoï.» (Georges Nivat, Le magazine littéraire, page 75)
Anna Karénine avait pourtant prévenu:
 
«Elle alla se déshabiller et passa dans sa chambre ; mais où était cette flamme qui animait toute sa physionomie à Moscou et dont s’éclaircissaient ses yeux et son sourire ? Elle était éteinte, ou tout au moins bien cachée.» (Tolstoï, Anna Karénine, chapitre XXXIII)


Concluons avec ces mots de Nabokov:
«Anna n'est pas qu'une femme, qu'un splendide spécimen du sexe féminin, c'est une femme dotée d'un sens moral entier, tout d'un bloc, prédominant : tout ce qui fait partie de sa personne est important, a une intensité dramatique, et cela s'applique aussi bien à son amour. Elle n'est pas, comme Emma Bovary, une rêveuse de province, une femme désenchantée qui court en rasant des murs croulants vers les lits d'amants interchangeables.


Anna donne à Vronski toute sa vie. Elle part vivre avec lui d'abord en Italie, puis dans les terres de Russie centrale, bien que cette liaison " notoire " la stigmatise, aux yeux du monde immoral dans lequel elle évolue, comme une femme immorale. Anna scandalise la société hypocrite moins par sa liaison amoureuse que par son mépris affiché des conventions sociales. Avec Anna Karénine, Tolstoï atteint le comble de la perfection créative.» (Vladimir Nabokov)
Tolstoï, aussi myope soit-il, voyait loin dans l'âme humaine.


Aucun commentaire: