1 novembre 2010

Kandahar ou l'enfer

«... Nous sommes au début de l'hiver. Une troupe d'artilleurs est héliportée en catastrophe au nord du barrage de Dahla Dam, dans le district de Kharkez, près de la FIB Frontenax, pour assister pendant deux semaines un groupe de soldats britannique, comprenant les célèbres Ghurkas (unité composée exclusivement de Népalais). Il s'agit d'une opération de «nettoyage» d'envergure du secteur, et les Canadiens sont chargés de leur procurer un «appui feu», c'est-à-dire un support d'artillerie.


Au départ, les Canadiens doivent s'y rendre par la route, mais elle est minée à grande échelle et le commandement rechigne à faire précéder le convoi par un dispositif EROC (Husky et Buffale). Il faut qu'un Gritannique saute sur le même itinéraire pour qu'il consente à changer d'avis...

Dans la préparation, les soldats canadiens ne peuvent pas passer par la base de KAF où sont entreposées leurs tenues d'hiver. Pourtant, l'hiver est déjà bien installé dans la région où ils doivent être déployés. La nuit, la température y chute jusqu'à -15 ou -20 Celsius.

Leur campement, installé dans un champ boueux, est constitué d'une tente, de deux canons et d'un groupe électrogène. En revanche, aucun véhicule. Ils sont à pied. Impossible de filer en cas d'attaque massive ou même de se mettre à l'abri. Au fil des jours, leurs conditions de vie deviennent critiques. Ils doivent rationner le diesel, car leurs réserves s'épuisent. Heureusement, ils ont assez de rations et de bouteilles d'eau.

Revêtus de simples vêtements d'été, les hommes vivent un vrai calvaire. Il y a la neige, la pluie, la grêle, l'orage et le vent qui soulève la toile de la tente... Recroquevillés au fond de leurs tranchées, ils gèlent littéralement sur place, Ingénieux, ils s'entourent les pieds de sacs de sable pour les tenir au chaud, à l'abri de l'humidité, de l'eau et de la neige. «Nous étions trop gelés pour nous déshabiller nous-mêmes, se souvient l'un d'eux. Certains pleuraient tellement ils avaient froid. On a vraiment souffert pour le même salaire que ceux qui étaient bien au chaud à KAF (Kandahar Air Field). C'est difficile à avaler.

De vulgaires appâts, c'est ainsi que certains soldats se sentaient. Voici le témoignage de l'un d'eux, décédé depuis: «ON nous envoie sur une route où on sait qu'il y a des engins explosifs improvisés, et notre rôle consiste à aller les trouver, mais toujours en espérant ne pas sauter avec. On se promène afin que les talibans fassent feu sur nous pour pouvoir ouvrir le feu, mais en espérant ne pas tomber dans une grosse embuscade. Nous sommes des pions qu'on déplace n'importe où et qui n'ont pas tellement de valeur. Alors quelques pertes, c'est acceptable.» (Fabrice de Pierrebourg, Martyrs d'une guerre perdue d'avance, page 84 et 85)
Se faufiler à travers les mailles pour sauver sa peau. Humain contre humain, hommerie contre hommerie, fidèles contre fidèles.

Les forces armées de tous les pays achètent la mort. Les hommes et les femmes engagés dans ce processus sont des tueurs. Ce n'est un jugement ni négatif ni positif; c'est un état de fait. Tristement, ils sont à la solde d'individus d'arrière ligne qui dirigent leurs mouvements, planifient leurs attaques ou leurs retraites. J'essaie d'y aller doucement, parce que ces hommes connaissent aussi les décalages hiérarchiques de notre société. Ils représentent en effet un microcosme de notre civilisation globale. Le récit de De Pierrebourg le rappelle par les incidents qu'il choisit et commente. Les Canadiens sont à la base de l'échelle. De plus, dans cette base mercenaire, une autre hiérarchie s'installe du haut gradé confortablement attablé dans une douillette et relativement paisible cafétéria avec une ribambelle des spécialistes tous azimuts faisant la navette cinq ou six fois par année pour des permissions de deux à trois semaines entre la maison et leur rémunération bourgeoise afghane. L'infanterie, les piétons sans logis fixes, sert parfois de simple appât. Comme chez tous les autres membres de la force multinationale, les missions s'échelonnent du pelleteur au striker. On leur demande de devenir des cibles pour que les guerriers plus élevés dans l'échelle des valeurs, par l'implication de leur pays et son positionnement international ou simplement parce que la réputation qui les précède, tels les Gurkhas Népalais, garantit une action d'une cruauté et d'une efficacité déterminante.

Comment qualifier nos soldats? Des hommes armés avec une éducation formelle primaire, avec un courage cultivé aux médicaments et à l'alcool, avec un entraînement de base fonctionnel, mais spécialisé déficient. Ce sont des hommes; les autres, certains autres du moins, sont des machines. J'ai connu trois vétérans: deux du Vietnam et un du Koweït: un technicien brillant qu'une multinationale s'est empressée de prendre à son service même s'il avait une plaque de métal pour lui fermer le crâne; un chicano sympathique qui racontait les marécages contre les Congs comme des sorties du samedi soir; un Marine du Desert Storm de retour chez lui encore surpris de fouler le sol de son pays qui allait travailler dans le secteur du développement chez IBM. J'ai aussi rencontré un ancien de Corée qui faisait encore des cauchemars la nuit. Certains redeviennent des hommes; plusieurs doivent apprendre à vivre avec leur fantôme. Certains sont des travailleurs de la mort; d'autres sont des accidents de parcours qui se gavent d'hallucinogènes pour les colorer un peu.

Les Canadiens jouent les sitting duck parce que notre gouvernement les vend aux enchères comme du bétail pour remplir leur mission; cette mission étant de se négocier une place, la plus confortable possible, à la table des grands. Le gouvernement conservateur traite ses soldats piteusement en accord tacite avec un État major servile. La chair à canon ne se vend pas cher au marché.

Il faut s'attendre à une défaite en Afghanistan. Il faudrait commencer à sauver des vies. Il faudrait aussi commencer à mettre du personnel à la disposition des blessés: les physiques et tous les autres qu'une balle attend, une balle qui cette fois-ci leur partira de leur propre main.

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