14 novembre 2010

Érasme et la statut quo?


« Nulli concedo » : N'appartenir à personne.
L'attitude la plus sûre d'expérimenter la solitude est de ne céder à aucun compromis en ce qui concerne nos convictions.
«On supporterait que ces gens-là parussent dans des charges publiques comme des ânes avec une lyre, s'ils ne se montraient maladroits dans tous les actes de la vie. Invitez un sage à dîner, il est votre trouble-fête par son morne silence ou des dissertations assommantes. Conviez-le à danser, vous diriez que c'est un chameau qui se trémousse. Entraînez-le au spectacle, son visage suffira à glacer le public qui s'amuse, et on l'obligera à sortir de la salle, comme on fit au sage Caton pour n'avoir pu quitter son air renfrogné.
Survient-il dans une causerie, c'est l'arrivée du loup de la fable. S'agit-il pour lui de conclure un achat, un contrat ou tel de ces actes qu'exige la vie quotidienne, ce n'est pas un homme, mais une bûche. Il ne rendra service ni à lui-même, ni à sa patrie, ni à ses amis, parce qu'il ignore tout des choses ordinaires et que l'opinion et les usages courants lui sont absolument étrangers. Cette séparation totale des autres esprits engendre contre lui la haine. Tout, en effet, chez les hommes, ne se fait-il pas selon la Folie, par des fous, chez des fous ? Celui qui va contre le sentiment général n'a qu'à imiter Timon et à gagner le désert pour y jouir solitairement de la sagesse.»



Quel est donc cet homme que tout le monde honnit: le juste? Probablement le stoïque. Cueilli dans l'Éloge de la folie, cet extrait révèle le dilemme de l'auteur de la Renaissance: il n'est jamais question de négocier simplement pour se faire aimer et il faut suivre sa conscience; toutefois, il prône une langue universelle, le latin, pour pouvoir unir les peuples. Érasme prouve que ses refus à négocier quoi que ce soit le placent dans une complète solitude; de plus, malgré les nombreuses demandes dont il fait l'objet pour aller rejoindre une des cours d'Europe, il finit sa vie presque inconnu.


XXXVII

«Revenons à l’heureux sort des fous. Ayant passé leur vie allégrement, sans craindre ni pressentir la mort, ils émigrent tout droit vers les Champs Élyséens, et vont y divertir par leurs facéties les âmes pieuses et oisives. Comparez à présent, à cette destinée du fou, celle d’un homme sage à votre choix. Prenez un parangon de sagesse, celui qui a consumé dans l’étude des sciences son enfance et sa jeunesse, et perdu son plus bel âge en veilles, soucis, labeurs sans fin, et, le reste de sa vie, s’est privé du moindre plaisir ; il fut toujours parcimonieux, gêné, morne, assombri, sévère et dur pour soi-même, assommant et insupportable pour autrui, pâle, maigre, valétudinaire, chassieux, usé de vieillesse, chauve avant l’âge, voué à une mort prématurée. Qu’importe, au reste, qu’il meure, puisqu’il n’a jamais vécu ! Vous avez là le joli portrait du sage»
Cette
énigme du sage apparaît comme une épître à l'antiphrase. L'auteur rit de lui; il lance sans doute un message sur sa condition qui le rend indigeste par la société face au mondain, au lobbyiste, qui est observé toujours entouré d'une belle société.
XLVIII

«Si je vous parais m’exprimer avec plus de présomption que d’exactitude, examinons ensemble l’existence des hommes ; leurs dettes envers moi apparaîtront clairement, comme l’estime que me témoignent les grands et les petits. Ne recensons pas chaque condition de la vie, ce serait trop long ; par les plus insignes, nous jugerons bien des autres. Pourquoi parler du vulgaire et de la plèbe qui, sans contestation, m’appartiennent tout entier ? Tant de formes de la folie y abondent et chaque journée en fait naître tant de nouvelles, que mille Démocrite ne suffiraient pas à s’en moquer, et il y aurait toujours à faire appel à un Démocrite de plus. On ne pourrait croire combien d’amusements et de joyeusetés quotidiennes les Dieux tirent des pauvres hommes. Ils passent les heures sobres du matin à accueillir les contestations et à attendre des vœux. Bientôt, gorgés de nectar et incapables de toute occupation sérieuse, ils gagnent la partie la plus élevée du Ciel, d’où ils se penchent, pour regarder les actions humaines. Il n’est pas, pour eux, spectacle plus divertissant. Par Dieu ! quel théâtre est-ce là ! Quelle agitation et quelles variétés de fous !
J’aime moi-même aller les voir, assise parmi les Dieux de la poésie. L’un se meurt pour une petite femme et, moins il est aimé, plus il se passionne ; l’autre épouse non une femme, mais une dot. L’un prostitue sa femme ; l’autre la surveille, jaloux comme Argus. Ah ! que de folies se font ou se disent pour un deuil, où ce sont des comédiens payés qui représentent la douleur ! Et voici quelqu’un qui pleure au tombeau de sa belle- mère ! Un homme fera passer dans son ventre tout son gain, au risque d’être affamé bientôt ; un autre mettra son bonheur à dormir et à ne rien faire. Des gens s’agitent sans relâche pour les affaires du voisin, et des leurs n’ont cure. Certains vivent d’emprunts, se croient riches avec l’argent d’autrui, et sont à deux pas de la déconfiture. Tout le bonheur de celui-ci est de vivre pauvre pour enrichir un héritier. Celui-là, pour un profit maigre et douteux, court à travers les mers, exposant au danger des flots et des vents une existence qu’aucun argent ne saurait lui rendre. Cet autre préfère chercher fortune à la guerre que se reposer en sécurité dans sa maison. Il en est qui courtisent les vieillards sans enfants, pensant ainsi s’enrichir plus commodément ; d’autres, bien entendu, font le même manège auprès des vieilles femmes fortunées. Tout cela prépare aux Dieux un spectacle bien amusant pour le jour où les dupeurs sont dupés.
Une race très folle et très sordide est celle des Marchands, puisqu’ils exercent un métier fort bas et par des moyens fort déshonnêtes. Ils mentent à qui mieux mieux, se parjurent, volent, fraudent, trompent et n’en prétendent pas moins à la considération, grâce aux anneaux d’or qui encerclent leurs doigts. Ils ont, au reste, l’admiration des moinillons adulateurs, qui les appellent en public « vénérables », probablement pour s’assurer leur part dans l’argent mal acquis. Ailleurs, vous voyez certains Pythagoriciens si persuadés de la communauté des biens que, tout ce qui sans surveillance passe à leur portée, ils s’en emparent tranquillement comme d’un héritage. Il en est qui ne sont riches que de leurs souhaits ; les rêves agréables qu’ils font suffisent à les rendre heureux. Quelques-uns, satisfaits de paraître fortunés hors de chez eux, à la maison meurent consciencieusement de faim. Tout ce qu’il possède, celui-ci se hâte de le dissiper, et celui-là thésaurise sans scrupule. Celui-ci se fatigue à briguer les honneurs populaires, cet autre s’acoquine au coin de son feu. Bon nombre intentent des procès sans fin et leur opiniâtreté batailleuse n’avantage que la lenteur des juges et la collusion de l’avocat. L’un se passionne pour la nouveauté d’un projet, l’autre seulement pour sa grandeur. Et en voici un qui, pour aller à Jérusalem, à Rome, ou bien chez saint Jacques, où rien ne l’appelle, plante là sa maison, sa femme et ses enfants.
En somme, si vous pouviez regarder de la Lune, comme autrefois Ménippe, les agitations innombrables de la Terre, vous penseriez voir une foule de mouches ou de moucherons, qui se battent entre eux, luttent, se tendent des pièges, se volent, jouent, gambadent, naissent, tombent et meurent ; et l’on ne peut croire quels troubles, quelles tragédies, produit un si minime animalcule destiné à sitôt périr. Fréquemment, par une courte guerre ou l’attaque d’une épidémie, il en disparaît à la fois bien des milliers !»
Molière écrivit le Misathrope quelques années aprés les réflexions d'Érasme. Nous pourrions nous demander s'il ne possédait pas quelques Érasme dans les rayons de sa bibliothèque. Ce brillant défenseur du respect de l'individualité de la personne a prouvé que la nature humaine, son esprit grégaire, rend le défi d'assumer sa nature propre et ses credos la tâche la plus lourde de l'ébauche et de la réalisation d'un individu.




XXV

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