5 décembre 2010

Steve Lerueux (nom fictif)

Sculpture de Murakami

Un chien dans un jeu de quille.
Un cheveu dans la soupe.
Une bouteille à la mer.
Un écho, un rappel...

En 1997, j'ai enseigné à Steve. Steve étudiait en Éducation spécialisée. Il avait à peine vingt ans, mais avait l'air d'en avoir 30 : il avait ce genre de maturité que les expériences de la vie accumulent dans notre cerveau. Son regard avait quelque chose d'agressif; sa voix grugeait les mots comme s'il voulait les retenir un instant avant de les lâcher; c'était sans doute toutes les paroles ravalées lors des rebuffades de la société des années précédentes. Il était musclé, court, comme un tronc de chêne; il était aussi anxieux devant ce professeur de français, image de la culture littéraire qu'il craignait de toute évidence de pocher, non pas par faute d'intérêt et de volonté, mais par faute de connaissances, pire par faute de posséder les neurones nécessaires à le faire : manque total de confiance.

Il se lança dans la mêlée comme un ogre. Les premiers écueils et ses réactions ont tôt fait de le démarquer. Il est devenu un point repère dans le groupe. Tous les autres commencèrent à le regarder comme le pivot du groupe : la référence comportementale. Steve, c'était un ajustement des plaques tectoniques; une vibration terrible qui ne brise rien, mais sentie par tous. Il fit de nombreuses heures supplémentaires au laboratoire pour terminer le mandat du cours. Il compléta son parcours et termina le cours avec brio. Pas comme il l'aurait voulu, mais j'avais appris à le connaître : il ne serait jamais satisfait.

 J'ai croisé Steve dans le stationnement du carrefour cet après-midi. Il venait d'entrer dans son véhicule pour retourner chez lui; je me dirigeais vers mon auto quand, en tournant la tête devant les phares qui venaient de s'allumer, je le reconnus derrière le volant. Douze ans n'avaient pas suffi à effacer nos figures de nos mémoires. Je me suis tourné vers lui; il est sorti; une poignée de main solide et ce rire indélébile confirmèrent les bons souvenirs. Il a une fille et un garçon. Il travaille comme éducateur spécialisé dans une école pour décrocheur. Il a vieilli. Il n'a pas perdu son air moqueur. Et il a gardé cet intérêt à écouter l'autre.

Les souffrances ne s'effacent pas. On apprend toute sa vie à mieux les apprivoiser, mais elles restent. On veut aussi, sans doute, les garder près de nous, comme des rappels pour ne pas retomber dans les mêmes ravins. Ces fantômes de notre passé ressortent dans les zones critiques; d'autres fantômes reviennent aussi, mais ceux-là sont bien vivants. En leur nom, en ton nom Steve, voici quelques chansons d'un homme qui a écrit ta vie, ta franchise et ton courage. De nos jours, les mots sont devenus les esclaves de la lettre; les tiens ont toujours suivi l'esprit, celui que tu avais décidé de donner à ta vie sans changer un iota de ta conduite : droit comme une barre, lourd comme le passé, éclatant comme l'avenir. Bon courage Steve... Lâche pas!

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