13 décembre 2010

Agaguk : Inuk mort.



«C'était simple, cela découlait d'une faculté physique venue de générations multiples. Mais Agaguk n'aurait pas su expliquer comment fonctionnait le mécanisme ni où se situait en lui ce sens qui donnait l'alerte. Maintes fois déjà il s'était arrêté sur la toundra, conscient tout à coup de la présence d'un animal. Il n'avait pas besoin de le voir pour posséder en lui la certitude qu'il était là, non loin.» (Yves Thériault, Agaguk, page 163)
Je lisais la chronique de Minou Petrovski ce matin sur cyberpresse. Elle parlait de la prédominance anglophone dans les spectacles du Festival d'été de Québec. Elle avait tenté d'introduire son fils à la culture rock francophone avec Marjo au Centre Bell; sans succès, il était parti à l'entracte. Il aurait sans doute fait la même chose avec Police ou Jethro Tull. Pour lui, la vieille Marjo qui s'émoustille sur scène, c'est beaucoup maman qui écrit dans la Presse : je ne lis pas ça. Il est dans une mouvance. Nous le sommes tous. Et nous voulons tous trouver une solution; simple si possible.
La citation du début vient d'Agaguk, le roman nordique d'Yves Thériault. Nous y retrouvons un héros défiguré par un loup aux prises avec les réminiscences du meurtre d'un blanc qui voulait le voler avec un troc vraiment trop injuste. Cette deuxième lecture, la première datant de l'adolescence a des répercussions différentes. À l'époque, on voulait nous présenter le blanc comme un civilisateur qui pouvait, grâce à sa miséricorde, mais aussi sa justice immanente, vaincre le primitivisme tribal. Le tout finissait par s'enrober dans un maelstrom puissant dans lequel Inuk et caucasien devaient rendre les armes : l'Inuk par la mort, le caucasien par un retour au Sud.
Aujourd'hui, cette lecture porte ombrage à ma culture. L'action se déroule en 1938. Nous ne pouvons nourrir l'illusion que cela se passe encore de la même façon aujourd'hui, toutefois, nous ne pouvons nous empêcher de croire que certaines de ces attitudes persistent encore aujourd'hui chez ces peuples autochtones. Ils sont restés imperméables à notre européanisme. Ils nous utilisent comme des peaux de chagrin, mais conservent intrinsèquement leur véritable nature : l'homme, comme il s'appelle souvent sous divers dialecte. Mais je ne suis pas l'un des leurs ou si peu : produit d'un accouplement voilà trois générations d'un français bourru et d'une indigène trop fière qui retourna chez les siens après une raclée de trop. L'aïeul en fut quitte pour battre le reste de ses enfants en défigurant physiquement certains et psychologiquement tous sans exception. Cette violence, dans le roman de Thériault, pose une question de façon brutale : quelle différence y a-t-il entre la violence conjugale du blanc, le viol incestueux du blanc, l'ivrognerie du blanc et ceux de l'indien? Sans réponse. Une chose est sûre, la vie quotidienne de l'un et de l'autre, en 1938, au Québec, du sud au Nord, n'était pas si différente. Mon grand-père battait; visitait ma grand-mère sur son lit de mort pour se servir; chauffait au poêle; n'avait pas de réservoir d'eau chaude; allait travailler à trois milles à pied; il vivait au centre-ville du Cap-de-la-Madeleine. C'était en 1957! Les choses ont bien changé; mais les mentalités? On est frappé par le tribalisme immanent de notre société.
Le jeune Petrowski sorti du spectacle de Marjo devant sa mère déçu de son ignorance de cette culture québécoise, c'est tout à fait Agaguk qui fuit le village et s'en va construire sa propre hutte avec Iriook. C'est le squeegee quêtant sa moulée avant d'aller squatter. C'est la jeune conne qui surfe sur le toit de l'auto; c'est le casseur qui sirote un speed dans le sous-sol. Il ignore totalement où il s'en va et comme personne ne l'aiguillonne dans une direction quelconque, il définit le non, le verbalise, l'actualise, et ferme le plus possible l'horizon.
«Il avança, vint tout près d'elle. Soudain sa rage fut plus forte que toute raison.
Tu parles trop haut! cria-t-il.
Son poing partit, s'abattit sur la joue d'Iriook. Puis Agaguk fut sur elle, la frappant à coups de pied, à grands jabs du poing fermé. Le sang giclait sur le visage de la femme et toujours elle criait :
Je veux garder la fille! Je veux garder la fille!
Quand Agaguk n'eut plus la force de frapper, il se laissa tomber sur Iriook et il la prit.» (Yves Thériault, Agaguk, page 229-230)
L'homme, détaché de son patrimoine, mais ligoté par sa nature, avance en aveugle dans un futur qui se façonne au fur et à mesure des levers de soleil. Son futur est dans la chair de son fils, et son fils n'a pour guide qu'un père détruit. La passivité d'Iriook est phénoménale. À la fin, elle triomphe, mais sa victoire est dénaturée; rien ne changera si ce n'est la présence d'une autre femme à battre par le suivant. Et nous aussi, nous tournons en rond. Nous voulons, mais n'osons pas aller jusqu'à l'épanouissement; la toundra est trop vaste. Le grand oiseau avec ses sorciers dans son ventre peut survenir à tout moment avec des magies trop fortes. La soumission a meilleur goût. Le dogme est plus confortable, plus sécuritaire; la parole ne tue jamais; elle se perpétue par l'écho. C'est ça la culture dont on a habillé un peuple, un écho entre des falaises. Les Inuits demeurent toujours dans leur hutte, cette fois elles sont gouvernementales. Ils cultivent leur isolement garant de leur histoire. Chez nous , on a troqué l'histoire pour une langue.

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