28 novembre 2011

Ces gens-là d'à côté de nous

Un voisin de palier et moi ne nous croisions jamais. Je n'entendais que sa musique en sourdine. La clé dans sa serrure aussi : son arrivée, son départ. Il ne recevait pas, ne s'absentait que rarement : difficile de savoir de quoi il vivait, s'il travaillait même. Quelquefois, une odeur de pizza glissait sous ma porte. La plupart du temps seulement le détersif légèrement ammoniaqué identifiait son environnement.
Je sens beaucoup. Les gens qui m'entourent se surprennent des odeurs qui me frappent. Je sens la pomme, cet acide qui gît dans la corbeille. La vie en société s'accroche à des informations sensorielles très individuelles. On tend à considérer les nôtres pour des règles générales : je remarque ceci, tout le monde doit le remarquer aussi. Non, nous vivons dans cette belle solitude de notre corps qui réagit en solo à l'univers qui grouille de nez, d'oreilles, de bouches, d'yeux et de doigts.

Mais les sens, faut-il encore ne pas trop les endormir. Un bon ami me vantait les bienfaits de l'arrivée de la dopamine dans son sang à un moment ou à un autre de son jogging matinal. Un autre me vantait le bienfait de son hockey de garage à l'ammoniac. Ou alors, c'est la senteur coutumière des draps familiers dus pour la lessive. Des nuages, que des nuages, accrochés à un plafond bas qui grisonnent la vie des traditions éclectiques qui nous accostent à jamais dans le ravin de la vie. Embourbé!

Ces gens-là d'à côté, ils ne vivent plus; ils respirent à peine; ils sentent, c'est tout. La misère des pauvres. Des pauvres d'esprit sans même le courage de soulever le bras un peu pour signaler leur présence. Ils mourront bientôt; ils mourront sans sympathie, sans souvenir...

Ces gens-là se disent peuple. Du bien bon monde qui ont senti la fierté quelques années; qui sentent maintenant la carie et la plaie.

CES GENS-LÀ (Jacques Brel)

1966
D'abord d'abord y a l'aîné
Lui qui est comme un melon
Lui qui a un gros nez
Lui qui sait plus son nom
Monsieur tellement qui boit
Ou tellement qu'il a bu
Qui fait rien de ses dix doigts
Mais lui qui n'en peut plus
Lui qui est complètement cuit
Et qui se prend pour le roi
Qui se saoule toutes les nuits
Avec du mauvais vin
Mais qu'on retrouve matin
Dans l'église qui roupille
Raide comme une saillie
Blanc comme un cierge de Pâques
Et puis qui balbutie
Et qui a l'oeil qui divague
Faut vous dire Monsieur
Que chez ces gens-là
On ne pense pas Monsieur
On ne pense pas on prie


Et puis y a l'autre
Des carottes dans les cheveux
Qu'a jamais vu un peigne
Ouest méchant comme une teigne
Même qu'il donnerait sa chemise
A des pauvres gens heureux
Qui a marié la Denise
Une fille de la ville
Enfin d'une autre ville
Et que c'est pas fini
Qui fait ses petites affaires
Avec son petit chapeau
Avec son petit manteau
Avec sa petite auto
Qu'aimerait bien avoir l'air
Mais qui n'a pas l'air du tout
Faut pas jouer les riches
Quand on n'a pas le sou
Faut vous dire Monsieur
Que chez ces gens-là
On ne vit pas Monsieur
On ne vit pas on triche

Et puis y a les autres
La mère qui ne dit rien
Ou bien n'importe quoi
Et du soir au matin
Sous sa belle gueule d'apôtre
Et dans son cadre en bois
Y a la moustache du père
Qui est mort d'une glissade
Et qui recarde son troupeau
Bouffer la soupe froide
Et ça fait des grands chloup
Et ça fait des grands chloup
Et puis il y a la toute vieille
Qu'en finit pas de vibrer
Et qu'on n'écoute même pas
Vu que c'est elle qu'a l'oseille
Et qu'on écoute même pas
Ce que ses pauvres mains racontent
Faut vous dire Monsieur
Que chez ces gens-là
On ne cause pas Monsieur
On ne cause pas on compte

Et puis et puis
Et puis y a Frida
Qui est belle comme un soleil
Et qui m'aime pareil
Que moi j'aime Frida
Même qu'on se dit souvent
Qu'on aura une maison
Avec des tas de fenêtres
Avec presque pas de murs
Et qu'on vivra dedans
Et qu'il fera bon y être
Et que si c'est pas sûr
C'est quand même peut-être
Parce que les autres veulent pas
Parce que les autres veulent pas
Les autres ils disent comme ça
Qu'elle est trop belle pour moi
Que je suis tout juste bon
A égorger les chats
J'ai jamais tué de chats
Ou alors y a longtemps
Ou bien j'ai oublié

Ou ils sentaient pas bon
Enfin ils ne veulent pas
Enfin ils ne veulent pas
Parfois quand on se voit
Semblant que c'est pas exprès
Avec ses yeux mouillants
Elle dit qu'elle partira
Elle dit qu'elle me suivra
Alors pour un instant
Pour un instant seulement
Alors moi je la crois Monsieur
Pour un instant
Pour un instant seulement
Parce que chez ces gens-là
Monsieur on ne s'en va pas
On ne s'en va pas Monsieur
On ne s'en va pas
Mais il est tard Monsieur
Il faut que je rentre chez moi.

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